« Mon Dieu, oui, la société est parfois un peu mêlée dans un tel établissement. On ne peut pas toujours choisir ses voisins de table, - ou cela vous mènerait-il ? A notre table, il y a aussi une dame de ce genre, Mme Stöhr, je crois que vous la connaissez, d’une ignorance meurtrière, il faut l’avouer, et quelquefois on ne sait pas trop où regarder lorsqu’elle bavarde. Et en même temps, elle se plaint de sa température et de se sentir si fatiguée, et il semble que ce ne soit pas du tout un cas si bénin. C’est si bizarre – sotte et malade – je ne sais pas si je m’exprime exactement, mais cela me semble tout à fait singulier lorsque quelqu’un est bête et de plus malade, lorsque ces deux choses sont réunies, c’est bien ce qu’il y a de plus attristant au monde. On ne sait absolument pas quelle tête on doit faire, car à un malade on voudrait témoigner du respect et du sérieux, n’est-ce pas ? La maladie est en quelque sorte une chose respectable, si je puis ainsi dire. Mais lorsque la bêtise s’en mêle, avec des « formulus » et des « institus cosmiques » et des bévues de cette taille, on ne sait vraiment plus si l’on doit rire ou pleurer, c’est un dilemme pour le sentiment humain, et plus lamentable que je ne saurais dire. J’entends que cela ne rime pas ensemble, cela ne s’accorde pas, on n’a pas l’habitude de se représenter cela réuni. On pense qu’un homme doit être bien portant d’ordinaire, et que la maladie doit rendre l’homme fin et intelligent et personnel. C’est ainsi que l’on se représente d’habitude les choses. N’est-ce pas votre avis ? J’avance peut-être plus que je ne pourrais justifier, conclut-il. Ce n’est que parce que cela m’est venu par hasard… » Et il se troubla.
Joachim, lui aussi, était un peu embarrassé et Settembrini se tut, les sourcils levés, en faisant semblant d’attendre par politesse que son interlocuteur eût terminé. En réalité, il attendait que Hans Castorp se fût complètement troublé avant de répondre :
« Sapristi, mon cher ingénieur, vous déployez là des dons philosophiques que je ne vous aurais jamais prêtés. D’après votre théorie il faudrait que vous soyez moins bien portant que vous ne vous en donnez l’air, car il est évident que vous avez de l’esprit. Mais permettez-moi de vous faire remarquer que je ne puis pas suivre vos déductions, que je les récuse, oui, que je m’y oppose avec une hostilité véritable. Je suis, tel que vous me voyez ici, un peu intolérant en ce qui touche les choses de l’esprit, et j’aime mieux me faire traiter de pédant que de ne pas combattre des opinions qui me semblent aussi répréhensibles que celles que vous venez de développer devant nous…
- Mais, monsieur Settembrini…
- Permettez… Je sais ce que vous voulez dire. Vous voulez dire que vous n’avez pas pensé cela très sérieusement, que les opinions que vous venez d’exprimer ne sont pas précisément les vôtres, mais que vous n’avez en quelque sorte que saisi au passage une des opinions possibles et qui flottaient pour ainsi dire dans l’atmosphère, pour vous y essayer une fois, sans engager votre responsabilité propre. Ceci répond à votre âge, qui manque encore de résolution virile et se plaît à faire provisoirement des essais avec toute sorte de points de vue. « Placet experiri », dit-il en prononçant le c de placet à l’italienne. Un excellent principe. Ce qui me rend perplexe, c’est tout au plus le fait que votre expérience s’oriente justement dans une certaine direction. Je doute que le hasard y soit pour beaucoup. Je crains qu’il n’existe chez vous un penchant qui menacerait de devenir un trait de caractère s’il n’était pas combattu. C’est pourquoi je me sens obligé de vous reprendre. Vous m’avez dit que la maladie, jointe à la bêtise, était la chose la plus attristante qui soit au monde. Je puis vous accorder cela. Moi aussi je préfère un malade spirituel à un imbécile phtisique. Mais ma protestation s’élève dès l’instant où vous commencez à considérer la maladie au même titre en quelque sorte que la bêtise, comme une faute de style, comme une erreur de goût de la Nature et comme un « dilemme pour le sentiment humain » ainsi qu’il vous a plu de vous exprimer. Et lorsque vous paraissez tenir la maladie unie à la bêtise pour quelque chose de si noble et – comment disiez-vous donc ? – de si digne de respect qu’elle ne s’accorde pas le moins du monde avec la bêtise. Telle était, je crois, l’expression dont vous vous êtes servi. Eh bien, non ! La maladie n’est aucunement noble, ni digne de respect, cette conception est elle-même morbide, ou ne peut que conduire à la maladie. Peut-être éveillerai-je le plus sûrement votre horreur contre elle, en vous disant qu’elle est vieille et laide. Elle remonte à des temps accablés de superstitions où l’idée de l’humain était dégénérée et privée de toute dignité, à des termes angoissés auxquels l’harmonie et le bien-être paraissaient suspects et diaboliques, tandis que l’infirmité équivalait à une lettre de franchise pour le ciel. Mais la raison et le Siècle des Lumières ont dissipé ces ombres qui pesaient sur l’âme de l’humanité – pas complètement : la lutte dure aujourd’hui encore. Et cette lutte, cher Monsieur, s’appelle le travail, le travail terrestre, le travail pour la terre, pour l’honneur et les intérêts de l’humanité, et, chaque jour retrempées par cette lutte, ces forces finiront par affranchir définitivement l’homme et par le conduire sur les chemins de la civilisation et du progrès, vers une lumière de plus en plus claire, de plus en plus douce et de plus en plus pure »
« Nom de Dieu, pensa Hans Castorp, stupéfait et confus, on dirait un air d’opéra ! Par quoi ai-je provoqué cela ? Cela me semble un peu sec d’ailleurs. Et que veut-il donc toujours avec le travail ? D’autant que cela me semble bien déplacé, ici. » Et il dit :
« Très bien, monsieur Settembrini. Vous dites cela admirablement… On ne pourrait pas du tout l’exprimer plus… d’une manière plus plastique, veux-je dire…
- Une rechute, reprit Settembrini, en levant son parapluie au-dessus de la tête d’un passant, une rechute intellectuelle dans les conceptions de ces temps obscurs et tourmentés, - croyez-m’en, ingénieur, - c’est de la maladie, c’est une maladie explorée à satiété, pour laquelle la science possède plusieurs noms, l’un qui ressortit à la langue de l’esthétique et de la psychologie, et l’autre qui relève de la politique, - ce sont des termes d’école qui n’ont rien à voir ici et dont vous pouvez parfaitement vous passer. Mais comme tout se tient dans la vie de l’esprit, et qu’une chose découle de l’autre, que l’on ne peut pas abandonner au diable le petit doigt sans qu’il vous prenne toute la main et tout l’homme par surcroît… comme, d’autre part, un principe sain ne peut jamais produire que des effets sains, quel que soit celui que l’on pose à l’origine, - souvenez-vous donc que la maladie, loin d’être quelque chose de noble, de par trop digne de respect pour pouvoir être sans trop de mal associée à la bêtise, - signifie bien plutôt un abaissement de l’homme, oui, un abaissement douloureux et qui fait injure à l’Idée, une humiliation que l’on pourrait à la rigueur épargner et tolérer dans certains cas particuliers, mais que l’honorer sous l’angle de l’esprit – rappelez-vous cela ! – signifierait un égarement, et le commencement de tout égarement spirituel. Cette femme à qui vous avez fait allusion – je renonce à me rappeler son nom, - Mme Stöhr donc, je vous remercie, - bref cette femme ridicule – ce n’est pas son cas, me semble-t-il, qui place le sentiment humain, comme vous le disiez, devant un dilemme. Elle est malade et bête, - mon Dieu, c’est la misère en personne, la chose est simple, il ne reste qu’à avoir pitié d’elle et à hausser les épaules. Mais le dilemme, monsieur, le tragique commence là où la nature fut assez cruelle pour rompre – ou empêcher dès le début – l’harmonie de la personnalité, en associant une âme noble et disposée à vivre à un corps inapte à la vie. Connaissez-vous Léopardi, ingénieur, ou vous, lieutenant ? Un poète malheureux de mon pays, un homme bossu et maladif, une âme primitivement grande, mais constamment abaissée par la misère de son corps, et entraînée dans les bas-fonds de l’ironie, mais dont les plaintes déchirent le cœur. Ecoutez ceci ! »
Et Settembrini commença de déclamer en italien, en laissant fondre sur sa langue les belles syllabes, en tournant la tête d’un côté ou de l’autre et en fermant parfois les yeux, sans se soucier de ce que ses compagnons ne comprenaient pas un traître mot. Visiblement il s’efforçait de jouir lui-même de sa mémoire et de sa prononciation, tout en les mettant en valeur devant ses auditeurs. Enfin il dit :
« Mais vous ne comprenez pas, vous écoutez sans percevoir le sens douloureux de cela. L’infirme Léopardi, messieurs, pénétrez-vous-en bien, a été surtout privé de l’amour des femmes, et c’est cela qui l’a empêché d’obvier au dépérissement de son âme. L’éclat de la gloire et de la vertu pâlissait à ses yeux, la nature lui semblait méchante – d’ailleurs elle est mauvaise, bête et méchante, sur ce point je lui donne raison – et il désespéra, c’est terrible à dire, il désespéra de la science et du progrès. C’est ici que vous entrez dans la tragédie, ingénieur. C’est ici que vous avez votre « dilemme de l’âme humaine », mais non pas chez cette femme-là, je renonce à encombrer ma mémoire de ce nom… Ne me parlez pas de la « spiritualisation » qui peut résulter de la maladie, pour l’amour de Dieu, ne faites pas cela ! Une âme sans corps est aussi inhumaine et atroce qu’un corps sans âme, et, d’ailleurs, la première est l’exception rare et le second est la règle. En règle générale, c’est le corps qui prend le dessus, qui accapare toute la vie, toute l’importance et s’émancipe de la façon la plus répugnante. Un homme qui vit en malade n’est que corps, c’est là ce qu’il y a d’antihumain et d’humiliant, - dans la plupart des cas il ne vaut guère mieux qu’un cadavre… »