25/03/2011

Chereau-Penser plus loin que ses propres frontières

Je me sens profondément européen. Je suis européen. Peut-être ai-je même parfois touché du doigt un petit morceau de cette Europe ; je l'ai vue en y jouant des spectacles, d'Edimbourg à Belgrade ou Copenhague, en y distribuant mes films ou en les tournant, en Angleterre ou au Portugal.

Et j'ai vu, l'an dernier en avril à Varsovie, l'immense joie des Polonais à l'idée de réintégrer enfin la Communauté Européenne, une Europe qui n'était plus divisée, c'était bien une communauté culturelle qu'ils avaient le sentiment d'intégrer, ce jour-là. En rentrant à Paris, j'ai vu qu'il n'y avait aucune fête, chez nous, pour célébrer cet élargissement ni le retour au sein de l'Europe de ceux qui sortaient de cinquante ans de dictature. Ce jour-là, je me suis dit, comme aujourd'hui, en découvrant que la Grèce a ratifié le traité il y a trois semaines et que personne n'en parle, que nous étions peut-être, en France, des enfants gâtés.

Que nous ne voyions plus ce que nous avons dans les mains et que nous sommes pourtant en train de construire ; que nous pensions bien peu aux autres peuples d'Europe, pour qui il est si important de fabriquer cet ensemble inédit de pays qui se sont associés librement, qui veulent aller plus loin et faire mieux fonctionner cette construction européenne en lui donnant des règles et un sens.

Bien sûr, je comprends l'impression douloureuse, irréelle, que peut donner le fait de défendre un traité, à terme une Constitution, qui ne peut calmer aucun désespoir dans l'immédiat, mais qui sera un jour une règle commune qui bouleversera la donne pour les vingt, trente années à venir, jusqu'à la prochaine révision, c'est, déjà, la cinquième réécriture du traité de Rome, pour un meilleur fonctionnement et beaucoup plus de démocratie.

Une règle que les autres pays, d'autres continents, attendent de nous pour qu'en fonctionnant mieux nous les aidions à notre tour.

Ce traité ne peut pas être une réponse immédiate au chômage, à la douleur. Mais n'y a-t-il pas de la démagogie à s'appuyer sur le désespoir de ceux qui veulent des réponses immédiates ? Pourquoi demander à cette Constitution ce qu'on ne demande pas à la Constitution française ?

Démagogie de promettre que les solutions viendraient avec la victoire du non. Démagogie de laisser croire qu'une Constitution pourrait régler des problèmes particuliers quand la vocation de toute Constitution est de déterminer une forme de gouvernement et non son orientation politique. Démagogie de dire que le texte est dur à lire, ou trop compliqué : bien sûr qu'il est compliqué, on n'est pas en train de réécrire la Constitution américaine, on tente de mettre d'accord 25 Constitutions, 25 cultures, et autant de démocraties !

Nous ne construisons pas l'Europe pour défendre telle ou telle majorité politique dans notre pays, nous la voulons pour les majorités à venir, celles qui vont changer, par le biais de l'alternance dans chaque pays. Les règles que nous allons instituer avec ce traité ne peuvent être ni de droite ni de gauche : elles nous obligent à penser un peu plus loin que nos calculs politiques français, à regarder un peu plus loin que nos propres frontières. Un peu plus loin que le temps qu'il faut à un homme pour vivre. Est-ce qu'on pense que des guerres n'auront plus jamais lieu en Europe ?

A-t-on oublié qu'il y a soixante ans nous étions encore en guerre avec nos voisins ? Pense-t-on que cette paix que nous vivons est un acquis définitif, intangible ? N'a-t-on pas vu, en regardant l'ex-Yougoslavie, que tout pouvait recommencer ? Se souvient-on encore qu'avant 1945 l'Europe n'était qu'ambitions territoriales, déchirements et boucheries ?

Est-ce qu'on croit encore que la France est suffisamment forte, ou qu'elle rayonne assez, pour se débrouiller seule ? Pense-t-on que la diversité culturelle, pour ne prendre qu'un exemple, est mieux protégée si elle ne s'exerce que dans un seul pays, le nôtre, pour la simple raison qu'il serait le meilleur ? Est-on si heureux du traité de Nice qu'on ne veuille surtout pas le changer ? Croit-on que les 24 pays qui sont avec nous dans cette aventure n'attendent qu'un geste de notre part pour oser enfin réclamer la Constitution vraiment socialiste dont ils rêvent tous ? Exige-t-on de la Constitution française qu'elle nous garantisse éternellement une majorité de gauche ?

Dire oui, c'est donner à une utopie les moyens de devenir concrète, à un projet commun d'incarner l'avenir. C'est dire oui à ce qui est défini pour la première fois dans ce texte : la dignité humaine, la démocratie, l'égalité, le respect des droits de l'homme et des minorités,  la tolérance, l'égalité entre les hommes et les femmes, l'égalité de salaire, entre autres, la justice, la solidarité. Et le refus des discriminations pour des raisons de race, d'origine, de religion ou d'orientation sexuelle, le droit à une protection contre le licenciement abusif, le droit de grève, le droit d'accès à une sécurité sociale, le droit à l'éducation gratuite, la reconnaissance et l'affirmation du rôle des services publics. Est-ce "rien" que tout cela ?

Va-t-on enfin arriver à faire confiance à l'avenir, aux êtres qui vivent et travaillent en Europe, comprendre que notre Vieux Continent est lancé dans une aventure toute neuve, cinquante ans, ce n'est rien, une invention politique, un espoir : 25 pays engagent l'avenir librement, consentant librement à des abandons de souveraineté. Peut-être est-ce ça, justement, qui dérange encore ?

N'y a-t-il pas, au fond, une profonde difficulté, difficulté très française, quand même, à se projeter dans l'avenir ? A se penser aujourd'hui comme partie d'un tout plus grand que nous, d'un projet qui va au-delà de nos frontières, au-delà de notre nostalgie nationale ? N'y a-t-il pas, dans tout cela, des relents de souverainisme ? Ce"non de gauche" ne vient-il pas aussi du fait qu'on croit toujours à la supériorité de la France, à notre capacité innée à gagner les autres pays à nos splendides idées de gauche sans même avoir besoin de convaincre, et qu'il nous suffirait de les énoncer pour que les peuples du monde les adoptent et s'avouent vaincus ?

"Contestataire" ou non, une fois dans l'urne, chaque voix comptera. Souvenons-nous du            21 avril 2002. Alors parlons crûment : le 29 mai, au nom du souverainisme, veut-on tuer ce rêve européen et voir à nouveau triompher Le Pen ?

(Penser plus loin que nos propres frontières – Patrice Chéreau – Le monde)

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