Arsène Lupin est né en 1905. C’était au cœur de l’été, dans le sixième numéro de Je sais tout, mensuel lancé cette année-là par Hachette. Maurice Leblanc, son père, qui s’était essayé sans succès à des littératures plus convenues, ne savait pas encore que sa créature allait lui échapper et sa propre gloire s’effacer devant celle du gentleman cambrioleur. La preuve que l’on ne sait jamais tout, l’avenir encore moins. L’histoire n’est jamais écrite et, cependant, elle est là, tout entière, tapie dans ce présent qui brasse l’immensité des possibles, espérances et catastrophes mêlées, progrès et régrès indissociables avant que les hommes et les événements, le hasard et la volonté fassent le tri.
« Régrès » : trop peu dialecticiens, les dictionnaires n’ont toujours pas admis ce mot qu’affectionnait Elisée Reclus, l’un des grands disparus de cet été 1905. Reclus et sa Géographie universelle en 19 volumes, ses 265 ouvrages ou articles, une vie d’études, de marches et de voyages ; au total, 25 000 pages d’infinie curiosité pour ce monde qui s’unifiait sous ses yeux et de vigilante attention aux injustices qu’il entraînait dans son sillage. Reclus le solitaire, sans disciple ni école, mais fidèle militant anarchiste, communard non repenti, individualiste et libertaire, internationaliste et humaniste, écologiste avant l’heure, sorte de double intellectuel et de contraire académique du Piscénois Paul Vidal de la Blache, l’autre géographe encyclopédique de cette époque charnière, si semblable à la nôtre par son abondance de nouveautés et d’incertitudes, de changements accélérés et de diversités imprévues.
Juste avant de mourir le 5 juillet 1905, Elisée Reclus avait achevé L’Homme et la Terre, dont la publication en fascicules avait commencé en avril. Les dernières pages de ce testament, où il affirmait l’unité de ses vues de savant et d’anarchiste, sont consacrées au progrès. A ce sésame des temps modernes. A ce mot qui, pourtant, écrit-il, « n’a point de signification puisque le monde est infini et que, dans l’immensité sans borne, on reste toujours également éloigné du commencement et de la fin ».
A cette idée immensément forte néanmoins, qui emporte notre modernité pour le meilleur comme pour le pire et que Reclus sauve à condition, justement, qu’elle soit consciente des régrès qui la minent, qu’elle les identifie et les combatte. Et c’est alors que l’on lit des phrases pour aujourd’hui, évoquant nos débats actuels sur le globe, son unité glorieuse et ses périls furieux.
Qu’ainsi « le centre de la civilisation est déjà partout » ; que « la grande patrie s’est élargie jusqu’au antipodes » ; que « la société moderne embrasse un monde mais ne l’étreint pas encore » ; que trop d’hommes d’Etat et d’intellectuels tournent le dos à l’humanité, mettant « au rabais cette pauvre sentimentalité » qu’ils nomment « humanitairerie » – néologisme dont la descendance est assurée par le dédaigneux « droit-de-l’hommisme » du cynisme contemporain – ; qu’enfin « les humiliés et les offensés » feraient bien d’être « assez forts pour interdire à jamais toute menace de guerre ».
Puis, au seuil de cette série estivale sur une année centenaire, on lit cette mise en garde : « l’enchevêtrement infini des faits historiques » cache des « ondulations sans fin », avertit en historien le géographe ; et, s’il « se présente à ceux qui l’étudient de haut comme se déployant en grandes masses », il dissimule un mouvement incessant « d’action et de réaction », à tel point que « la résultante des forces diverses en conflit ne peut jamais entraîner l’humanité suivant une ligne droite ».
Progrès, régrès… On peut tirer toutes sortes de lignes courbes depuis l’année 1905. A condition de n’en oublier aucune. A condition d’éviter le piège habituel des anniversaires et des commémorations, ce passé muséifié et endormi qui rassure et endort. Car 1905 est une année en trompe-l’œil. Vue de France et du siècle qui nous donne l’apparence de l’avantage, c’est l’année de la laïcité victorieuse – la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, votée le 3 juillet par les députés, le 6 décembre par les sénateurs et promulguée dès le 9. Celle aussi de l’unité socialiste – le congrès d’unification qui donne naissance au Parti socialiste-SFIO (Section française de l’internationale ouvrière) se tient du 23 au 26 avril à la salle du Globe, à Paris. Du moins sont-ce là les deux événements nationaux qui sont d’ordinaire associés à son souvenir, réduit à la politique intérieure. Pourtant, ce ne furent peut-être pas le registre ni les jours les plus décisifs : 1905 marque un tournant international qui sera sans retour et qui, finalement, balaiera les convictions ou retournera les certitudes de la plupart des acteurs des deux moments précités, le laïque et le socialiste.
C’est en effet l’année où, au détour d’une crise diplomatique dont l’enjeu est la mainmise sur le Maroc, doublée d’une crise ministérielle (la démission en juin de Théophile Delcassé, aux affaires étrangères depuis 1898), la France croit éviter de peu la guerre avec l’Allemagne, tandis que se mettent solidement en place certains des dispositifs, déplacements idéologiques notamment, qui, insensiblement, conduiront à l’acceptation enthousiaste du premier conflit mondial, début d’une accoutumance à la barbarie dont la suite nous est, hélas, connue.
A l’inverse, les événements laïque et socialiste n’ont pas forcément la portée qu’aujourd’hui notre imaginaire leur donne. La naissance de la SFIO est un commencement contraint et plutôt confus qui ne met pas fin aux divisions ni aux surenchères des maximalistes et des démagogues, raides en parole, combinards en pratique, face à un Jean Jaurès, unitaire pour mille et aux convictions autrement solides, qui s’use à ces batailles intestines, tandis que s’affirme une autonomie politique ouvrière que, plus tard, l’événement communiste radicalisera à son profit. Quant à la loi de séparation, c’est un achèvement plutôt qu’une rupture, une vieille promesse républicaine enfin tenue, avec doigté et intelligence, marquant la fin d’une querelle plutôt que sa relance, par-delà les cris d’orfraie des ultras du catholicisme romain.
On l’oublie trop souvent, la séparation, ce n’est pas Combes, Emile, le définitivement « petit père » de la bataille de 1902-1903 contre les congrégations, mais Briand, Aristide, la révélation parlementaire de ce débat qui lui ouvrira la voie du pouvoir, après des débuts à l’extrême gauche. C’est même le contraire de Combes, le refus d’un anticléricalisme obsessionnel et le choix d’une « séparation libérale », selon la formule d’époque, c’est-à-dire respectant la liberté des consciences et des cultes. A l’instar d’autres républicains qui y voyaient un traité supposé soumettre l’Eglise et l’Etat, Combes était d’ailleurs attaché au Concordat napoléonien de 1802. Rome et les évêques y tenaient aussi pour cette autre raison que le catholicisme y gardait son statut dominant et identitaire, entre religion de l’Etat et religion de la majorité des Français. « Vous n’effacerez pas d’un trait de plume quatorze siècles écoulés », lancera d’ailleurs le président du conseil Combes à la Chambre, le 26 janvier 1903, pour rejeter l’idée même de la séparation. L’intitulé de la loi de 1905, par le choix du pluriel, tient lieu de réponse et Briand ne s’en écartera jamais dans les débats, répétant avec équité : « Nous sommes en présence de trois Eglises », en l’occurrence la catholique, l’israélite et la protestante, traitées avec une égale neutralité.
Mais en 1905 il n’y a plus de Combes au pouvoir ni de Concordat qui tienne. Fin 1904, la révélation de l’affaire des fiches, cette dérive sectaire d’un ministre de la guerre ayant eu recours à des délations d’origine maçonnique afin de républicaniser l’armée, a été fatale au président du conseil, qui renonce en janvier 1905, mettant fin au plus durable ministère du Bloc des gauches. Quant au Concordat napoléonien, il a été victime d’un scoop journalistique, puisé dans le secret des chancelleries et promu par Jaurès en personne, dans les colonnes d’un tout nouveau quotidien, le sien, L’Humanité. Le 17 mai 1904, sous le titre « La Provocation », il révéla la note de protestation du Vatican contre la visite du président de la République, Emile Loubet, à Rome, note si désobligeante pour la France que Georges Clemenceau dut surenchérir dans L’Aurore du 18 mai sous un titre éloquent, « La guerre du pape ». S’ensuivit un rappel d’ambassadeur, puis, dès juillet, la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Vatican, rendant inéluctable la séparation.
L’accélérant plutôt, tant la machine était bien partie. La promesse figurait depuis 1869 dans tous les programmes républicains, déjà admirablement résumée par Victor Hugo à l’Assemblée nationale, le 15 janvier 1850 : « L’Eglise chez elle et l’Etat chez lui. » Mais ce ne fut pas seulement l’achèvement d’un vieux combat, ce fut surtout un accomplissement démocratique, modèle de travail parlementaire, riche, élevé, patient. De 1902 à 1903, pas moins de huit propositions de loi, représentant toute la gamme des sensibilités, amenèrent les députés à se saisir du sujet et à créer, en juin 1903, une commission de trente-trois membres. Minoritaires au sein du Bloc des gauches, les socialistes menèrent dès lors la campagne séparatiste, jouant le rôle d’aiguillon de la majorité et emportant les votes radicaux et radicaux-socialistes.
Quatre personnalités sont ici essentielles : Ferdinand Buisson, le président de la commission, radical-socialiste, ancien maître d’œuvre du fameux Dictionnaire de pédagogie sous Jules Ferry et futur Prix Nobel de la paix en 1927 ; Aristide Briand, le rapporteur de la loi, alors socialiste jaurésien, qui, après ce coup de maître, fera une des plus longues carrières ministérielles de la IIIe République – onze fois président du conseil et plus de vingt fois ministre, en particulier des affaires étrangères -, auteur en 1930 du premier mémorandum sur une union fédérale européenne et autre Prix Nobel de la paix, en 1926 ; Francis de Pressensé, député socialiste, ardent dreyfusard devenu indéfectible compagnon de Jaurès, président de la Ligue des droits de l’homme depuis 1904 et auteur, en avril 1903, de la proposition de loi de séparation la plus élaborée qui inspirera largement les travaux de la commission ; Jean Jaurès enfin, évidemment, tant la personnalité du député du Tarn domine alors la vie parlementaire, sa force intellectuelle, son style oratoire, Jaurès qui ne cesse de risquer et de combattre, Jaurès qui incarne définitivement une politique de la parole, une politique où la parole est acte et volonté, forçant, quoi qu’en ait dit l’amer Charles Péguy, le chemin d’une mystique.
Le résultat est digne d’eux : rien de moins qu’une conception nouvelle et positive de la laïcité, sans équivalent dans d’autres nations. Elle tient dans les deux premiers articles de la loi, modèles de clarté énoncés au titre des « principes » : « Article premier : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. » L’Etat laïque n’est ni hostile ni indifférent aux religions, il leur est étranger, son action relevant de ce monde et d’aucun autre, sans transcendance. Restera à éviter le retour du religieux sous d’autres formes, ces passions politiques qui sacralisent la nation, le parti, l’origine, etc. – mais c’est une autre histoire, à venir.
Même Péguy, que le combisme, ce « césarisme civil », et plus largement le Bloc des gauches avaient éloigné de Jaurès – qu’il ne cessa ensuite, converti au nationalisme (Notre patrie est publié en octobre 1905), de traiter plus que méchamment -, dut en convenir : « J’aurais comme tout le monde constaté que cette séparation s’était faite, au moins à la Chambre, à peu près honnêtement ; (…) qu’elle n’avait point été un exercice de persécution, de suppression de l’Eglise par l’Etat, un essai d’oppression, de domination anticatholique, prétendue anticléricale, mais qu’elle avait révélé un effort sincère de libération mutuelle. »
Certes, l’application de la loi n’alla pas sans tensions ni maladresses, essentiellement autour des inventaires des biens religieux avant leur dévolution aux associations culturelles, qui obligèrent à des ajustements législatifs jusqu’en 1908. Mais, si la séparation fut un fructueux terrain de bataille pour l’Action française, contribuant à ancrer l’opinion catholique dans le nationalisme, elle n’aura pas été la crise redoutée. Pour l’Eglise catholique, ce fut un début, l’obligation d’une transformation. Pour la République, c’était une fin, le classement d’une affaire en souffrance.
Lors du débat de clôture à la Chambre des députés, le 3 juillet, Briand le dit explicitement : « La réalisation de cette réforme aura pour effet désirable d’affranchir ce pays d’une véritable hantise, sous l’influence de laquelle il n’a que trop négligé tant d’autres questions importantes, d’ordre économique et social, dont le souci de sa grandeur et de sa prospérité aurait dû imposer déjà la solution. » Place au social donc. Place aux batailles pour tous ces droits sociaux encore en souffrance, la journée de huit heures, les retraites ouvrières, le droit de se syndiquer, etc.
Place, jusqu’à l’été 1914, à la course de vitesse entre le social et le national, entre les logiques apparemment opposées de l’internationalisme ouvrier et du patriotisme républicain, compétition qui s’achèvera par la dissolution du premier dans le second. Mais, en 1905, rien n’est moins certain. A tel point que c’est de l’étranger que vient l’unité des socialistes français, imposée par la IIe Internationale lors de son congrès d’Amsterdam, en août 1904 : « Pour donner à la classe des travailleurs toute sa force dans la lutte contre le capitalisme, il est indispensable que, dans tous les pays, en face des partis bourgeois, il n’y ait qu’un Parti socialiste, comme il n’y a qu’un prolétariat. »
Proclamée en avril 1905 à Paris, confirmée en octobre à Chalon-sur-Saône, ce sera une unité de façade, fragile et instable, avec un Jaurès apparemment dominé par les hommes d’appareil – les Guesde et Vaillant – et les extrémistes d’occasion – les Hervé et Lagardelle, qui tous deux termineront mal, chez le Pétain de la révolution nationale. C’est pourtant Jaurès qui finira par s’imposer, grâce à sa part de liberté et à son énergie peu commune, fidèle jusqu’au sacrifice à son engagement de jeune député, en 1887 : « La démocratie française n’est pas fatiguée de mouvement, elle est fatiguée d’immobilité. »
Edwy Plenel (Monde, 22-08-05)
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