Estelle
Alors tout est prévu ?
Inès
Tout. Et nous sommes assortis
Estelle
Ce n’est pas par hasard que vous, vous êtes en face de moi ? (un temps). Qu’est-ce qu’ils attendent ?
Inès
Je ne sais pas. Mais ils attendent.
Estelle
Je ne peux pas supporter qu’on attende quelque chose de moi. Ca me donne tout de suite envie de faire le contraire.
Inès
Eh bien, faites-le ! Faites-le donc ! Vous ne savez même pas ce qu’ils veulent.
Estelle, frappant du pied
C’est insupportable. Et quelque chose doit m’arriver par vous deux ? (elle les regarde). Par vous deux. Il y avait des visages qui me parlaient tout de suite. Et les vôtres ne me disent rien.
Garcin, brusquement à Inès
Allons, pourquoi sommes-nous ensemble ? Vous en avez trop dit : allez jusqu’au bout.
Inès, étonnée
Mais je n’en sais absolument rien.
Garcin
Il faut le savoir
(il réfléchit un moment)
Inès
Si seulement chacun de nous avait le courage de dire…
Garcin
Quoi ?
Inès
Estelle !
Estelle
Plaît-il ?
Inès
Qu’avez-vous fait ? Pourquoi vous ont-ils envoyée ici ?
Estelle, vivement
Mais je ne sais pas, je ne sais pas du tout ! Je me demande même si ce n’est pas une erreur (à Inès). Ne souriez pas. Pensez à la quantité de gens qui… qui s’absentent chaque jour. Ils viennent ici par milliers et n’ont affaire qu’à des subalternes, qu’à des employés sans instruction. Comment voulez-vous qu’il n’y ait pas d’erreur. Mais ne souriez pas. (à Garcin) Et vous, dites quelque chose. S’ils se sont trompés dans mon cas, ils ont pu se tromper dans le vôtre. (à Inès) Et dans le vôtre aussi. Est-ce qu’il ne vaut pas mieux croire que nous sommes là par erreur ?
Inès
C’est tout ce que vous avez à nous dire ?
Estelle
Que voulez-vous savoir de plus ? Je n’ai rien à cacher. J’étais orpheline et pauvre, j’élevais mon frère cadet. Un vieil ami de mon père m’a demandé ma main. Il était riche et bon, j’ai accepté. Qu’auriez-vous fait à ma place ? Mon frère était malade et sa santé réclamait les plus grands soins. J’ai vécu six ans avec mon mari sans un nuage. I8l y a deux ans, j’ai rencontré celui que je devais aimer. Nous nous sommes reconnus tout de suite, il voulait que je parte avec lui et j’ai refusé. Après cela, j’ai eu ma pneumonie. C’est tout. Peut-être qu’on pourrait, au nom de certains principes , me reprocher d’avoir sacrifié ma jeunesse à un vieillard. (à Garcin) Croyez-vous que ce soit une faute ?
Garcin
Certainement non. (un temps) Et vous, trouvez-vous que ce soit une faute de vivre selon ses principes ?
Estelle
Qui est-ce qui pourrait vous le repprocher ?
Garcin
Je dirigeais un journal pacifiste. La guerre éclate. Que faire ? Ils avaient tous les yeux fixés sur moi. « Osera-t-il ? » Eh bien, j’ai osé. Je me suis croisé les bras et ils m’ont fusillé. Où est la faute ? Où est la faute ?
Estelle, lui pose la main sur le bras
Il n’y a pas de faute. Vous êtes…
Inès, achève ironiquement
Un Héros. Et votre femme, Garcin ?
Garcin
Eh bien, quoi ? Je l’ai tirée du ruisseau.
Estelle, à Inès
Vous voyez ! vous voyez !
Inès
Je vois. (un temps) Pour qui jouez-vous la comédie ? Nous sommes entre nous.
Estelle, avec insolence
Entre nous ?
Inès
Entre assassins. Nous sommes en enfer, ma petite, il n’y a jamais d’erreur et on ne damne jamais les gens pour rien.
Estelle
Taisez-vous
Ines
En enfer ! Damnés ! Damnés !
Estelle
Taisez-vous. Voulez-vous vous taire ? Je vous défends d’employer des mots grossiers.
Inès
Damnée, la petite sainte. Damnée, le héros sans reproche. Nous avons eu notre heure de plaisir, n’est-ce pas ? Il y a des gens qui ont souffert pour nous jusqu’à la mort et cela nous amusait beaucoup. A présent, il faut payer.
Garcin, la main levée
Est-ce que vous vous tairez ?
Inès, le regarde sans peur, mais avec une immense surprise
Ha ! (un temps) Attendez ! J’ai compris, je sais pourquoi ils nous ont mis ensemble.
Garcin
Prenez garde à ce que vous allez dire
Inès
Vous allez voir comme c’est bête. Bête comme chou ! Il n’y a pas de torture physique, n’est-ce pas ? Et cependant, nous sommes en enfer. Et personne ne doit venir. Personne. Nous resterons jusqu’au bout seuls ensemble. C’est bien ça ? En somme, il y a quelqu’un qui manque ici : c’est le bourreau.
Garcin, à mi-voix
Je le sais bien.
Inès
Eh bien, ils ont réalisé une économie de personnel. Voilà tout. Ce sont les clients qui font le service eux-mêmes, comme dans les restaurants coopératifs.
Estelle
Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Inès
Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres.
(un temps. ils digèrent la nouvelle)
Garcin, d’une voix douce
Je ne serai pas votre bourreau. Je ne vous veux aucun mal et je n’ai rien à faire avec vous. Rien. C’est tout à fait simple. Alors voilà : chacun dans son coin ; c’est la parade. Vous ici, vous ici, moi là. Et du silence. Pas un mot : ce n’est pas difficile n’est-ce pas ? Chacun de nous a assez à faire avec lui-même. Je crois que je pourrais rester dix mille ans sans parler.
Estelle
Il faut que je me taise.
Garcin
Oui. Et nous… nous serons sauvés. Se taire. Regarder en soi, ne jamais lever la tête. C’est d’accord ?
Inès
D’accord.
Estelle, après hésitation
D’accord.
Garcin
Alors, adieu.
Il va à son canapé et se met la tête dans ses mains. Silence. Inès se met à chanter pour elle seule :
Dans la rue des Blancs-Manteaux
Ils ont élevé des tréteaux
Et mis du son dans un seau
Et c’était un échafaud
Dans la rue des Blancs-Manteaux
Dans la rue des Blancs-Manteaux
Le bourreau s’est levé tôt.
C’est qu’il avait du boulot
Faut qu’il coupe des Généraux
Des Evêques, des Amiraux
Dans la rue des Blancs-Manteaux
Dans la rue des Blancs-Manteaux
Sont v’nues des dames comme il faut
Avec de beaux affûtiaux
Mais la tête leur f’sait défaut
Elle avait roulé de son haut
La tête avec le chapeau
Dans le ruisseau des Blancs-Manteaux
Pendant ce temps-là, Estelle se remet de la poudre et du rouge. Elle cherche une glace autour d’elle d’un air inquiet. Elle fouille dans son sac et puis elle se tourne vers Garcin.
Estelle
Monsieur, avez-vous un miroir ? (Garcin ne répond pas) Un miroir, une glace de poche, n’importe quoi ? (Garcin ne répond pas) Si vous me laissez toute seule, procurez-moi au moins une glace.
Garcin demeure la tête dans ses mains, sans répondre.
Inès, avec empressement
Moi, j’ai une glace dans mon sac (elle fouille dans son sac. avec dépit JJe ne l’ai plus. Ils ont dû me l’ôter au greffe.
Estelle
Comme c’est ennuyeux.
(un temps. Elle ferme les yeux et chancelle. Inès se précipite et la soutient.)
Inès
Qu’est-ce que vous avez ?
Estelle, rouvre les yeux et sourit
Je me sens drôle. (elle se tâte) ca ne vous fait pas cet effet-là, à vous : quand je ne me vois pas, j’ai beau me tâter, je me demande si j’existe pour de vrai.
Inès
Vous avez de la chance. Moi, je me sens toujours de l’intérieur.
Estelle
Ah ! oui, de l’intérieur… Tout ce qui se passe dans les têtes est si vague, ça m’endort. (un temps) Il y a six grandes glaces dans ma chambre à coucher. Je les vois. Je les vois. Mais elles ne me voient pas. Elles reflètent la causeuse, le tapis, la fenêtre…comme c’est vide, une glace où je ne suis pas. Quand je parlais, je m’arrangeais pour qu’il y en ait une où je puisse me regarder. Je parlais, je me voyais parler. Je me voyais comme les gens me voyaient, ça me tenait éveillée. (avec désespoir) Mon rouge ! Je suis sûre que je l’ai mis de travers. Je ne peux pourtant pas rester sans glace toute l’éternité.
Inès
Voulez-vous que je vous serve de miroir ? Venez, je vous invite chez moi. Asseyez-vous sur mon canapé.
Estelle, indique Garcin
Mais…
Inès
Ne nous occupons pas de lui.
Estelle
Nous allons nous faire du mal : c’est vous qui l’avez dit
Inès
Est-ce que j’ai l’air de vouloir vous nuire ?
Estelle
On ne sait jamais…
Inès
C’est toi qui me feras du mal. Mais qu’est-ce que ça peut faire ? Puisqu’il faut souffrir, autant que ce soit par toi. Assieds-toi. Approche-toi. Encore. Regarde dans mes yeux : est-ce que tu t’y vois ?
Estelle
Je suis toute petite. Je me vois très mal.
Inès
Je te vois, moi. Toute entière. Pose-moi des questions. Aucun miroir ne sera plus fidèle.
(Estelle, gênée, se tourne vers Garcin comme pour l’appeler à l’aide)
Estelle
Monsieur ! Monsieur ! Nous ne nous ennuyons pas par notre bavardage ?
(Garcin ne répond pas)
Inès
Laisse-le, il ne compte plus ; nous sommes seules. Interroge-moi.
Estelle
Est-ce que j’ai bien mis mon rouge à lèvres ?
Inès
Fais voir. Pas trop bien.
Estelle
Je m’en doutais. Heureusement que (elle jette un coup d’œil à Garcin) personne ne m’a vue. Je recommence.
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